«Du côté de la place Clichy, se trouve le café Wepler qui fut longtemps mon repère favori. Je m’y suis assis à l’intérieur ou sur la terrasse, par tous les temps. Je le connaissais comme un livre. Les visages des serveurs, des directeurs, des caissières, des putains, des habitués même ceux des dames des lavabos sont gravés dans ma mémoire comme les illustrations d’un livre que je lirais tous les jours. »
Jours tranquilles à Clichy (1956) Henry Miller
La brasserie Wepler, et la fraicheur iodée de son banc d’écailler accueille le couple, en la personne d’un garçon très souriant en tablier et gilet noir au logo W. Véritable fierté de ce carrefour populaire parisien qu’est la Place Clichy, cette enseigne centenaire réputée n’a rien conservé en sa décoration de sa période des années trente.
Le couple s’installe face à face, à la demande de Louise ! Elle regarde la vaste salle avec un enthousiasme surprenant compte tenu du peu d’intimité que peuvent prêter ces brasseries.
« Savez-vous Romuald, à quel point je suis heureuse de venir déjeuner ici. J’aime particulièrement cet endroit !
-Pour leurs fruits de mer, l’ambiance brasserie ?
-Non, pour marcher sur les traces de Miller .Avez-vous lu « Jours tranquilles à Clichy » Débauche baudelairienne, extase partagées et fugaces. L’érotisme débridé de ses œuvres et son combat contre le puritanisme américain, m’ont toujours fascinée.
-Cela me surprend à peine, vous êtes vous-même si éprise de liberté de pensée !
-Et puis au-delà de cela, je suis tout autant fascinée par cette passion dévorante qu’Anaïs Nïn et lui se vouèrent mutuellement. Cet homme a su éveiller en elle la femme qui sommeillait et nourrir sa plume. Il existait entre eux bien plus que de l’amour, un lien vital, brûlant créateur et intellectuel. C’est elle-même qui le disait, ce sont ses propres mots .Anaïs s’enivrait de sexualité avec Henry, lui aimait sa fringale de libération…
-Vous êtes vous-même passionnée et tellement à même de comprendre cette quête de liberté ! Je me trompe ? »
Louise ne l’écoute pas, elle poursuit !
« Mais la passion ne dure pas, elle dévore …Savez-vous ce que disait Anaïs ? « Je ne vis que pour les moments d'extase... J'aime l'extravagance, la chaleur... Je suis névrosée, perverse, destructrice, ardente, dangereuse...J'ai l'impression d'être un animal sauvage échappé de sa cage. »
-Ne trouvez –vous pas que ces mots vous ressemblent Louise ?
-Pas complètement ! Je ne suis ni névrosée, ni destructrice, ni dangereuse ! Pour le reste je vous l’accorde !
-Vous me plaisez Louise !
-Si nous commandions ! »
Elle noie son trouble habilement en interpellant le garçon au tablier noir et W !
Romuald sourit. Il aime la troubler ….
Elle ne reconnait pas cette expression sur son visage, elle ne l’a jamais vu auparavant .Aucune émotion similaire n’a jusqu’ici souligné ni le regard, ni les traits physiques de Romuald. Louise y décèle une douceur atypique. Une accroche de lumière dans l’iris et une décontraction particulière au bord des lèvres témoignent d’une nouvelle félicité, un confort sensuel à savourer, peut être à explorer pour sa singularité.
Romuald lui plait aussi, mais elle ne lui dira pas, par peur de l’effrayer, et de le perdre pour l’avoir affolé. Ce n’est guère que la deuxième fois, qu’ils se rencontrent, ce serait trop stupide d’en arrêter là, d’autant que de ses premières audaces ludiques et sensuelles , il ne lui a pas tenu rigueur. Elle jouit intérieurement de leur première scène de jeu. Elle en sourit imperceptiblement de ne pas lui avoir laissé le choix !
Les secondes s’écoulent au rythme d’une incroyable éternité dans un silence assourdissant aussi prégnant qu’un long et profond baiser. Elle s’y perd avant de resurgir fièrement, audacieusement !
« Six spéciales Gillardeau numéro 3 s’il vous plait et un tourteau pour moi !
-Comme Madame, sans le tourteau, mais avec un Pouilly Fuissé. Cela vous convient-il ?
-Parfaitement, c’est un de mes vins préférés.
-S’il vous plait, apportez le vin pour l’apéritif !
-Bien Monsieur ! »
Romuald croise un instant le regard de Louise qui s’ébahit, à l’instar de Miller, du genre humain intra et extra muros. La vie est là dans un mouvement perpétuel. Les serveurs et leurs grands plateaux ne cessent d’entrer et sortir dans un ballet incessant. Dehors le métro place de Clichy, recrache en vagues régulières des armées de passants, franciliens empressés ou touristes égarés confondus dans la même fournée. Montmartre et Pigalle sont tout près, de quoi alimenter les rames aux heures de pointe ou pas. Louise aime la vie, ses frôlements anonymes, ses caresses intimes .Elle est la confrontée à la multiplicité des émotions, celles liées à l’effervescence parisienne dont elle aime jusqu’au bruit, et celles sensuelles qui la rendent plus belle aux yeux des inconnus. C’est ce regard qu'’il aime, Romuald, ces œillades gourmandes de tout, mes aussi de lui. Elle le surprend à l’observer. Garce qu’elle est, elle en abuse, glisse un de ses pieds qu’elle a pris soin de dépouiller de ses aiguilles, entre les cuisses de Romuald, à l’interstice du reflet de ses pensées érotiques. Le sexe de Romuald regorge d’émotions, de pulsions à gérer face à ce délicieux fléau qu’est Louise La Terrible. Le pied coulisse, le pied s’immisce, le pied triture, le pied torture. Louise jubile de la situation lorsque Gaspard, le garçon café, apporte la bouteille de vin blanc. Le bouchon saute !
« Monsieur, si je peux me permettre, voulez-vous gouter ? »
Avec talent et tact, Romuald, fait tourner le vin dans
son verre, le sent, s’en imprime les narines avant d’y tremper les lèvres. Il
déguste avec ferveur non tant les aromes du vin, mais plutôt les talents
provocateurs de Louise. Son seuil individuel de perception se situe beaucoup
plus bas en dessous de la ceinture. Il la maudit pour cette affront, tout
autant qu'’il la bénit.
Le temps de la dégustation, elle griffonne quelques mots sur un grand carnet noir, à la couverture cornée de trop avoir navigué d’un sac à un autre.
Sur une page, en lettres majuscules, est écrit « Alors, où en êtes-vous ? Aimez-vous cette dégustation ? » Sous le regard discret mais présent de Gaspard, elle déchire la page et glisse la question sous le nez de Romuald qui ne peut qu’approuver … « C’est parfait ». Pour plus de persuasion, dès le départ du serveur, c’est le pied encore chaussé de l’aiguille qui prend le relais de la voute plantaire gainée de nylon !
Confronté sans entrave à la rupture totale, face aux provocations érotiques inqualifiables de Louise, Romuald rougit, en signe de rémission. Derrière Louise, une vielle dame sourit, attablée avec l’ennui et un plateau de fruit de mer ! Approbation féminine ou vieux souvenirs noyés, elle semble solidaire de Louise l’effrontée qui retire sa torture.
« Je ne sais pas si la consommation d’huitre est vraiment conseillée dans votre état. On les dit aphrodisiaques, il parait même que Casanova en était friand et en consommait quarante par jour »
Magnanime, Romuald fait montre de pardonner autant d’exactions, gourmand sans restriction de cette fausse autorité dont elle veut l’accabler .Crustacés et coquillages arrivent à point nommé, pour conclure dans l’urgence l’illégitimité de ce combat érotique.
Garce ! Tu vas me le payer, pense t-il, quand sensuellement Louise déguste sa première huitre gorgée de liquide iodé. Ses lèvres en sont pulpeuses, et elle bandante à en crever ! Comment ne pas lui pardonner ?
« Hum, j’ai faim » dit-elle, lui son appétit est ailleurs !
Il étouffe sa voracité dans la première lampée du Pouilly Fuissé.
A suivre ...
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