Tavira s’éveille autour d’eux, indifférente à l’instant suspendu qui les unit. Le murmure du marché enfle doucement, le clapotis des seaux d’eau qu’on vide sur les pavés, le froissement des paniers en osier, les voix des marchands qui interpellent les premiers clients. L’odeur du sel, des oranges fraîches et du café noir se mêle à celle, plus lointaine, de la mer.
Arthur tire une chaise et s’assoit face à Mady, posant ses lunettes de soleil sur la table. Elle ne distingue pas encore nettement son visage, seulement des contours, une présence. Mais elle n’a pas besoin de voir avec précision pour sentir l’intensité dans ses gestes. Il la regarde. Il détaille sa robe de lin qui épouse ses épaules, la manière dont une mèche sombre caresse sa joue avant qu’elle ne l’écarte du bout des doigts. Elle sent son regard glisser sur elle, et son cœur bat plus fort.
— Tu as bonne mine, dit-il enfin, brisant le silence.
Elle esquisse un sourire.
— C’est ce que fait le soleil.
Elle pourrait lui dire tant de choses, lui parler de ces deux mois qui l’ont vidée et remplie tour à tour, de ces nuits où elle a rêvé de lui, des jours où elle a voulu l’oublier et de ceux où elle n’a pensé qu’à le revoir. Mais elle se tait. Parce qu’il est là, et que cela suffit pour l’instant.
Arthur effleure la table du bout des doigts, puis, hésitant à peine, il cherche sa main. Elle ne recule pas. Sa peau est chaude contre la sienne, familière et pourtant empreinte d’une distance qu’il faut apprivoiser.
— Pourquoi Tavira ? demande-t-il enfin.
Elle tourne légèrement la tête vers le fleuve, où une barque dérive lentement sous le vent tiède du matin.
— Pour la lumière, murmure-t-elle. Pour l’illusion qu’ici, tout est encore possible.
Arthur serre doucement ses doigts, comme pour lui dire qu’elle n’est pas seule dans cette illusion.
Le serveur revient avec son café, pose la tasse devant lui sans un mot. Elle observe Arthur saisir la cuillère, remuer le liquide sombre, et ce simple geste lui semble d’une sensualité infinie. Elle se souvient de ses mains sur elle, de leur dernière nuit, du silence qui l’a suivie.
Lentement, il porte la tasse à ses lèvres, boit une gorgée, puis repose la porcelaine avec un sourire.
— Alors, qu’est-ce qui est encore possible ?
Elle plonge son regard dans le sien. L’air est doux, chargé d’une tension intime, presque électrique. Elle sait que la réponse ne tient pas en mots, mais en gestes, en soupirs, en cette manière qu’ils ont de se frôler sans se toucher.
— Tout, Arthur, souffle-t-elle enfin. Absolument tout.
Le marché bruisse autour d’eux, les ruelles s’animent, mais ils sont ailleurs. Juste deux âmes qui se retrouvent sous le ciel blanc de Tavira, prêtes à s’abandonner à ce qui les dépasse. Tavira s’étire sous le soleil, indifférente à l’histoire qui se réécrit entre eux.
Le fleuve Gilão miroite, renvoie des éclats d’argent qui dansent sur la peau hâlée de Mady. Elle sent la chaleur monter, se mêler à celle du café qu’elle porte à ses lèvres. Arthur ne la quitte pas des yeux. Il semble vouloir imprimer en lui chaque détail, chaque mouvement infime de ses doigts sur la porcelaine, chaque battement imperceptible de ses cils.
Elle pose sa tasse, incline légèrement la tête.
— Dis-moi, qu’as-tu fait pendant ces deux mois ?
Il esquisse un sourire, ce demi-sourire qu’elle lui connaît et qui l’agace autant qu’il l’émeut.
— J’ai attendu.
Elle hausse un sourcil.
— Tu n’es pas sérieux.
— Si.
Le silence qui suit pèse autant qu’il palpite. Elle le brise en retirant doucement sa main de la sienne, non pas pour s’éloigner, mais pour mieux le mesurer.
— Et toi, Mady ?
Elle hésite. Elle pourrait lui parler des jours passés à apprivoiser l’ombre qui grignote peu à peu son regard, de cette peur sourde qu’elle refuse encore de nommer. Elle pourrait lui raconter les longues promenades solitaires sur la plage, le goût du sel sur sa peau, la façon dont elle s’est surprise à sourire en fermant les yeux, pour écouter le vent plutôt que de chercher à voir. Mais elle choisit une autre vérité, plus douce, plus facile.
— J’ai vécu.
Il hoche la tête, comme s’il comprenait tout ce qu’elle ne dit pas. Puis il tend la main vers une mèche échappée qui balaie sa tempe, la remet doucement en place. Son doigt frôle sa peau, à peine un effleurement, mais elle ferme les paupières sous la caresse.
— J’ai envie de marcher, dit-elle dans un souffle.
Ils règlent leur note et quittent la terrasse. Tavira s’anime autour d’eux, les ruelles pavées résonnent sous leurs pas. Les façades blanchies renvoient une lumière éclatante, presque aveuglante, mais Mady n’a pas besoin de tout distinguer pour se repérer. Elle se guide autrement, à l’odeur des figuiers, au murmure de l’eau contre les quais, à la proximité silencieuse d’Arthur à ses côtés.
Ils traversent un marché aux couleurs vives, s’arrêtent devant un étal où s’entassent des grenades fendues, des oranges éclatantes, des amandes encore enveloppées de leur coque verte. Mady laisse glisser ses doigts sur la peau rugueuse d’un citron, inspire profondément.
— Essaouira sentait comme ça, dit-elle.
Il tourne vers elle un regard surpris.
— Essaouira ?
Elle sourit, presque amusée par sa propre confidence.
— J’y ai vécu, il y a longtemps. J’y ai aimé, aussi.
Elle n’a pas besoin d’en dire plus. Arthur ne demande rien, ne la presse pas. Il attend, et c’est cela qui l’émeut le plus.
Ils repartent, longeant les arcades jusqu’au fleuve. Là, à l’abri d’un porche, elle s’arrête, se tourne vers lui.
— Dis-moi, Arthur… pourquoi es-tu venu ?
Il s’approche, juste assez pour qu’elle sente son souffle effleurer sa peau.
— Parce que je ne t’ai pas oubliée.
Le vent se lève, fait trembler les ombres sous les bougainvilliers. Elle ferme les yeux. Elle voudrait répondre, dire quelque chose qui ne soit pas un aveu trop facile. Mais il ne lui laisse pas le temps Il pose ses mains sur son visage, l’embrasse. Le goût du café, du sel, de l’attente et du désir. Tavira s’éveille autour d’eux, et ils se laissent emporter.
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A suivre...
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