
Ce dont avait besoin Mady, en cette période mouvementée, étrangement, c’était une immersion en solitude, bien qu’elle ait pris conscience que quelque chose ait changé.
Troublée, par cette nouvelle intensité d’émotions, l’idéal était l’éloignement, une distance dans le temps et l’espace. Une petite maison au bord de la mer, loin de la vie citadine. Elle avait confiance en lui. Elle resonge à ses dernières paroles
.
“Mais sache que je suis là, si jamais tu veux me revoir. Prends tout le temps dont tu as besoin.”
Mais devait-elle vraiment s’attacher à un homme alors qu’elle plonge doucement dans l’obscurité.
Le vent glisse sur le fleuve Gilão, soulève un frisson sur l’eau verte, avant de mourir contre les façades blanchies à la chaux. La ville sommeille encore, retenue dans cette torpeur de l’aube où seuls les mouettes et les premiers pécheurs troublent le silence. Sur le vieux pont romain, une femme s’est arrêtée. Une robe légère flotte autour de ses jambes, capturant un instant l’ombre des grilles du fer forgé. Elle est arrivée il y a deux mois, avec une valise trop petite pour contenir un passé. Ce matin elle s’attarde, observe les reflets du ciel dans le fleuve. Il y a cette attente, ce vertige à être là, seule, loin de tout ce quelle connaît, de ce qu’elle est. Tavira l’a accueillie avec cette douceur trompeuse des villes anciennes, celles qui gardent leurs secrets dans la pierre et la mémoire des rues pavées.
Elle reprend son chemin. A cette heure matinale, le marché aux poissons ouvre à peine ses portes. L’odeur du sel et des agrumes flotte déjà dans l’air, mêlée à celle du café serré que les premiers habitués sirotent sur les terrasses. C’est ici qu’elle l’attendra.
Le marché s’éveille lentement autour d’elle Mady s’installe à la terrasse d’un café, à l’abri d’un store fatigué qui laisse filtrer des raies de lumière sur la table de métal. Elle commande un café noir et laisse son regard se perdre dans le mouvement du fleuve. Deux mois de silence, et pourtant l’attente est un vertige familier. Elle connaît ce trouble qui précède une retrouvaille, cette fébrilité qui s’accroche aux heures .Son esprit dérive .comme souvent lorsqu’elle reste immobile trop longtemps,, un autre temps l’appelle. Elle aime tant se perdre dans ses souvenirs, ils sont sa mémoire , et surtout elle en préserve la mémoire visuelle.
Essaouira, il y a vingt ans.
L’Atlantique roulait en contre-bas des remparts, immense et indifférent, le vent saturé de sel et de sable. Elle aimait cette ville pour son chaos tranquille, pour son odeur d’embruns et d’épices.
Essaouira, c’est une ville où les sens sont en éveil dès l’instant où l’on pose le pied sur ses pavés usés par le temps. L’odeur du sel et des algues sature l’air, portée par le vent de l’Atlantique qui s’engouffre dans les ruelles étroites de la médina. Par endroits, l’âcreté du poisson fraîchement pêché se mêle aux effluves épicées du cumin, du curcuma et de la cannelle qui s’échappent des souks. Plus loin, c’est le bois de thuya, travaillé dans les échoppes des artisans, qui libère sa senteur chaude et résineuse.
Les sons composent une mélodie singulière. Le cri des mouettes plane au-dessus des remparts, répondant aux martèlements métalliques des forgerons et aux notes hypnotiques des guembris, joués par les musiciens gnawas. Dans la médina, les voix s’élèvent dans un mélange d’arabe et de français, tandis que les vagues s’écrasent en un ressac régulier contre les pierres blondes de la forteresse.
Les couleurs sont éclatantes, contrastées. Le bleu intense des barques de pêcheurs et des portes sculptées tranche avec le blanc éclatant des façades, patinées par l’air marin. Les étals regorgent de pigments rouge safran, ocre et indigo, de tapis berbères aux motifs géométriques, de céramiques aux arabesques délicates. Et puis, au coucher du soleil, la ville se pare d’une lumière dorée, envoûtante, qui nimbe les remparts d’un éclat presque irréel.
C’est là qu’elle avait rencontré Jack.

Il tenait une boutique de vinyles dans une rue où l’on ne passait jamais par hasard. Une petite échoppe aux étagères bancales, saturée de musique et d’histoires. Elle s’était arrêtée un jour, attirée par la voix rauque de Leonard Cohen qui s’échappait dans la ruelle. Il lui avait souri, de ce sourire en coin qui appartient aux hommes sûrs de leur charme. Il portait toujours des chemises légèrement froissées, le col ouvert, une boucle de cheveux blonds tombant sur son front.

Ils avaient aimé ensemble comme on écoute un disque rare, avec cette conscience aiguë du temps qui s’effrite. Ils passaient les après-midis à fouiller dans les bacs de vinyles, à parler musique, poésie, voyages. Il l’appelait Bluebird, en référence à un poème de Bukowski. Elle l’appelait Lonesome Boy, à cause de sa collection de blues.
Les nuits étaient pleines d’orage et de désir, les jours de promesses qu’ils savaient éphémères. Il disait qu’un jour, ils partiraient ensemble à Londres, ouvrir une autre boutique, boire du whisky en écoutant Nick Drake sous une pluie fine. Mais le vent d’Essaouira a toujours raison des serments. Un matin, elle était partie. Sans adieu, sans explication. Comme si elle n’avait été qu’une chanson de passage sur sa platine.
Tavira, retour au présent
Le serveur pose la tasse devant elle. Mady revient doucement à l’instant, secoue la tête comme pour chasser un fantôme.
Elle n’a jamais revu Jack. Mais parfois, dans un café, un vieil album de Cohen la surprend et la ramène à lui.
Elle effleure la porcelaine chaude du bout des doigts. Puis elle sent cette présence. D’abord, un frisson imperceptible dans l’air. Puis, son odeur. Ce mélange de cèdre et de tabac qu’elle reconnaîtrait entre mille. Elle ne lève pas les yeux tout de suite. Elle veut savourer cette seconde suspendue, ce moment où l’attente bascule en certitude.
Et puis, sa voix.
— Mady.
Elle ferme un instant les paupières avant de sourire.
—Arthur.
Le silence entre eux est un battement de cœur. Le marché bruisse autour d’eux, indifférent à cette rencontre qui contient tout un monde.
© Mysterieuse 2025
A suivre ...
Commentaires