Maria, toujours fidèle à elle-même, avait bien failli rater son train. Tout aussi bordélique dans son univers que dans sa tête, elle n’a pas vraiment le sens des priorités. Et sa priorité ce matin-là, c’était d’aller courir, de faire son footing une dernière fois, et seule, sur la rive balayée par les vents d’automne ! Elle aimait ce moment privilégié, ce tête- à- tête particulier entre la mer et le fond de ses pensées. Quelle en était la raison ? Elle s’était longtemps posé la question avant d’y trouver une réponse.
La noblesse de l’océan résidait dans sa liberté. Pour Maria, cette symbolique horizontale, sans frontière, instable et variable, lui collait à la peau. Elle entretenait avec l’élément aquatique une étroite relation émotionnelle qu’elle ne pouvait décemment partager avec personne et encore moins avec un fiancé. Fiancé, c’est élégant pour désigner une histoire d’un soir, un amant de quelques jours ou bien encore une relation plus résistante de quelques mois. Mais c’est ainsi, qu’elle dénommait ses différentes conquêtes, peut-être pour se disculper d’une étiquette dont on aurait pu l’accabler…Depuis sa dernière vraie histoire d’amour, elle n’avait jamais pu retrouver un équilibre sentimental suffisamment stable pour le partager au-delà de quelques mois avec un homme. Autant de pensées enchevêtrées rythmèrent ses foulées sur le sable humide. Les embruns auréolés des brumes matinales iodées avaient accompagné son entraînement, la plongeant dans un espace-temps dont elle perdit rapidement le contrôle. Heureusement elle avait croisé Shirley, qui s’étonna de sa présence sur la plage.
« Tu vas rater ton train ma belle ! »
Maria l’avait attrapé de justesse, ce train, qui l’éloignait pour un temps de son cher Océan. Il était 11h 35 lorsque la rame cessait sa course en bout de quai, gare de Lyon. Sa générosité la retarda dans sa descente. Une vieille dame essoufflée tentait vainement de descendre sa lourde valise à l’étage inférieur du wagon. L’indifférence de nombres de voyageurs pressés de s’échapper d’une promiscuité étouffante, ou de retrouver une étreinte réconfortante sous un baiser précieux, toisait avec mépris la pauvre malheureuse.
Personne n’attendrait Maria. Elle aida donc la passagère jusqu’au hall, puis la salua avant de lever son regard esseulé vers « Le train bleu » …C’était un rituel …Premier expresso au « Train Bleu », en souvenir du temps passé, en souvenir de son cher Amour. Il adorait cet endroit, pour être celui des séparations et des retrouvailles. Mais un jour, il n’était pas venu au rendez-vous, et plus jamais elle ne le revit. La vie et ses mystères …Destin ou coïncidence, délire ou raison ? Le hasard fabrique et détruit des rencontres avec la même innocence.
Quitte à s’infliger une blessure, à fleur de lui juste pour un instant, elle se laissa guider par ses inspirations. Un faux décalage horaire sûrement, une espèce d’écart entre intuition et certitude, un laps de temps pour affronter un frôlement de solitude…
Il était largement l’heure de se recharger en caféine dans ce prestigieux mausolée de souvenirs. Gravissant avec emphase les marches du majestueux escalier à double volée conduisant au restaurant du Train Bleu, elle oubliait la mélancolie qu’elle éprouvait à la pensée de sa relation perdue. On a du mal à s’approprier le chagrin quand on n’en n’apprécie vraiment, ni l’origine, ni le destin. Elle aurait aimé redistribuer les rôles de ce mélo, dont elle ne connaitrait jamais la fin. Seule la mort prive de tout espoir, et c’est un épilogue auquel elle n’avait jamais songé, pas même envisagé. Mais jamais, au grand jamais, elle n’avait jamais plus prononcé son prénom. Il était Lui, c’est ainsi qu’elle l’avait rebaptisé.
Lorsqu’elle pénétra dans l’établissement, elle prit de plein fouet la vision de ce couple anonyme amoureusement enlacé. Ces ceux-là venaient certainement de se retrouver, ou bien, plus tristement, étaient sur le point de se séparer douloureusement. Elle tenait son regard sur eux comme on tient en équilibre. L’étalage des afflictions, exempt de sa personnalité, faisait qu’elle souffrit toujours en silence.
Elle ne les quitta pas du regard, à bout de souffle du bonheur qu’ils transpiraient. Telle était l’émotion ressentie par son esprit impunément torturé par le souvenir prégnant de Lui dans sa vie, sûrement perverti par tant d’exhibition.
Elle ferma les yeux un instant, avant de les reposer, avec insistance, dans ceux, éperdument amoureux de la jeune femme enlacée. Hallucination, transgression…Elle baissa ses paupières, à nouveau, étreinte d’une angoisse soudaine. La plante de ses pieds perdit subitement toute adhésion avec la réalité. Elle ressentit l’effondrement du sol sous elle, comme aspirée par la mémoire inéligible d’un passé à condamner.
Ce regard abyssal, ressemblait à s’y méprendre à celui de Lui, celui-là même, le dernier qu’il lui avait laissé, avant une aussi brutale qu’inexplicable disparition, l’ultime vestige avec le son, encore perceptible, du pêne se verrouillant. La ressemblance était si frappante, qu’elle en était hallucinante.
Pourtant, elle se laissa rattraper par son insouciance légendaire et l’esprit clandestin de ses émois. Elle les camoufla dans l’urgence, avant de s’installer non loin du couple mystérieux, laissant, néanmoins, traîner une oreille indiscrète.
La surprise était ailleurs. PA, en pleine effusion émotionnelle, friand du mystère des rencontres accidentelles, remarqua l’étrangeté comportementale de la dernière cliente assise non loin d’eux. Etrangère et pourtant pas. Ce visage, cette silhouette sportive, mais aussi si féminine, fouillaient sa mémoire avec une force vive incontournable. La mémoire est infaillible lorsqu’elle torture les sens.
Soudainement, rapidement, instinctivement, il relâchait l’étreinte au grand dam d’Ophélie, ivre d’émotions.
« Maria ?
-PA ?
-C’est dingue ! Deux dans la même journée !
-Pardon ?
-Non rien ! Putain de destin ! Maria je te présente Ophélie, une vieille connaissance !
-Perso, je dirais, une charmante connaissance, mais c’est bien connu, la diplomatie masculine est une lointaine légende … infondée »
Cette réplique, pour le moins incisive eut le mérite de déposer un sourire complice féminin sur le visage inquiet d’Ophélie.
« Donc je me présente, Maria, une vieille connaissance de PA !
-Tu n’as pas changé, toujours aussi susceptible !
-Toi non plus. Ophélie, vous êtes charmante. J’ignore si PA vous l’a dit, mais pour moi c’est une évidence ! Et puis ce regard ! Il me rappelle quelqu’un que j’ai beaucoup aimé ! »
L’émotion porta au bord des yeux d’Ophélie quelques larmes discrètes. Ce putain de deuil, en résurgence soudaine, ne supportait aucune émotion. Et là, pour le coup, elle en avait de trop.
In between. Elle le savait, ces ceux-là, la rattachaient à son passé. Etrangement, étroitement, pour des raisons différentes. Elle connaissait ce visage féminin, sans pouvoir y accrocher une quelconque personnalité. Le mystère restait entier.
A cet instant précis, elle rêvait d’évasion, de disparition.
Ophélie, effectivement, disparut soudain, sous le regard médusé des amis dont les retrouvailles passèrent au second plan. Non pas une disparition physique, mais plutôt un isolement dont elle avait coutume de faire usage à chaque fois qu’une situation s’avérait subitement embarrassante et déroutante. Cela relevait plus du retranchement ou d’une solitude calculée, lorsque de manière indélicate, elle enfermait sa tête entre les écouteurs de son iPod. Mais en l’occurrence, elle s’excusa poliment, mais non moins fermement.
« Excusez- moi, mais je suis attendue. PA, à bientôt, peut-être ! Maria, au plaisir »
Elle ne prit ni le temps d’une embrassade, ni celui d’un serre main. Elle habillait ses émotions et son désarroi d’une nocturne de Chopin, tout en filant tout droit vers la sortie. Paris ne changeait pas, ni son climat automnal. La pluie martelait le bitume irisé des chaussées glissantes et polluées de trop de circulation. Une file de taxis attendaient sagement au milieu d’un ballet incessant de voyageurs plus ou moins pressés, plus ou moins perdus. Elle s’engouffra dans le premier disponible et laissa claquer sa destination entre ses lèvres :
« 36, quai des orfèvres »
Le chauffeur ne laissa transparaitre aucun étonnement ni sur la destination, ni sur l’impolitesse affirmée de sa cliente. Il obtempéra immédiatement et se limita à un bonjour Mademoiselle, c’est parti. Mais était fort à parier que la demoiselle n’avait rien à faire de ses remarques, campée qu’elle était dans ses pensées et sa musique.
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