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Lorsque Ophélie posa ses premiers pas sur le sol parisien, elle fut accueillie par le devenu très célèbre « Tatatala » de la SNCF. Comme la plupart des gens, du moins, le pensait-elle, elle associait le jingle à l’univers des voyages, des « au revoir », ou des retrouvailles sur le quai d’une gare. Mais aujourd’hui, ces quatre petites notes n’avaient plus la même saveur. Pas de retrouvailles, ni d’au revoir. Une nouvelle vie lui imposait une rupture totale et définitive avec son passé si heureux ou malheureux soit -il ! Do, sol, la, mi avaient une autre résonance et touchèrent en elle la corde sensible de ses émotions en une brutale prise de conscience de la situation. Personne ne viendrait la récupérer à la gare, personne ne la rejoindrait pour prendre un verre au Train Bleu. Elle regarda sa montre. Un peu plus de 11 heures. Si ses souvenirs étaient intacts, il était possible de prendre son petit déjeuner jusqu’à onze heure trente. Elle en gardait à l’esprit des images précises agrémentées des larges sourires de son frère venu l’accueillir. Elle en versa une larme émue, puis elle se laissa naturellement guider par ses intuitions. Son estomac criait famine, réclamant bien plus qu’une petite collation. L’endroit était idéal pour poser ses émotions avant que de poser ses valises. Et puis quoi qu’il en soit, elle attendait toujours le sms qui lui donnerait l’adresse exacte de son logement provisoire. Une colocation pour palier à la solitude lui paraissait un bon compromis, surtout au début. Plus tard sûrement, elle envisagerait de vivre à nouveau seule.
A cette heure de la journée, clivage entre petit déjeuner et déjeuner, la clientèle du bar lounge était plutôt fluide et masculine. Elle sourit de son analyse. Toujours cette manie instinctive d’investigations. Passé son éphémère introspection, elle chercha une table lui offrant une large vision du lieu dont elle raffolait pour son pouvoir d’évasion. Ophélie commanda un breakfast digne de ce nom … Une formule « Matin salé » conviendrait parfaitement à sa fringale. Elle en aimait le ton et la composition !
« Je prendrais une formule salée, s’il vous plait avec un double café, croissant, œuf bacon,
-Ne préférez-vous pas déjeuner Madame, vous le pouvez d’ores et déjà, si vous le désirez !
-Non merci, je viens à peine d’émerger »
Le garçon souriait de cette réplique inattendue, puis prit, sur son retour au bar, la commande du client assis un peu plus loin.
« Un autre capuccino, s’il vous plait » lança le beau ténébreux
Le terme ne pouvait mieux lui convenir. Il était beau physiquement, mais aussi spirituellement, Ophélie le savait. Elle avait reconnu sa voix, avant même de découvrir sa silhouette. Aucune erreur possible. Malgré les ans, il n’avait pas changé. Il portait toujours en lui cette beauté abrupte, qui l’avait tant bousculée, et dont elle n’avait jamais manifesté l’émotion. Le temps avait passé, mais il lui apparut comme une photo jaunie, solitaire bienveillant toujours accompagné de son carnet de notes griffonné de mots et de croquis, d’astérisques et de ratures. Mais sa vie avait-elle changé ?
P.A avait -t-il enfin trouvé sa voie ? P.A…Elle ne le connaissait que sous cette stricte abréviation dont Antoine, son frère, l’interpellait à tout va. Un prénom composé commençant par Pierre, mais elle ignorait le second. Pour elle ce serait Pierre Antoine, en souvenir de son cher frère. Après tout c’est bien chez lui qu’elle l’avait rencontré, à maintes reprises, lors de ses passages à Paris. Antoine était alors étudiant et elle, encore une gamine, ou presque, à peine 20 ans, dont P.A n’avait strictement rien à foutre. Elle se souvient. Ses regards en cachette, son désir camouflé. Fourmillements dans le ventre, affolement du rythme cardiaque, soudaine fièvre incontrôlable, tels étaient les symptômes irrévocablement suspects qui la possédaient à chacune de ses rencontres. Elle avait appris à maitriser, consciente de la gêne qu’elle aurait générée. Par déni, elle avait longtemps imaginé qu’Antoine et P.A vivaient une histoire d’amour. La dénégation est confortable parfois. Elle en était restée là. P.A n’aimait que les garçons. Aujourd’hui, le lourd passé, lui laissait entrevoir une autre interprétation.
P.A se retourna vers elle et croisa son regard, avant de s’y perdre en profondeur. Ophélie ne maitrisait plus rien, si ce n’étaient les apparences. A vrai dire, il était intact, digne de ses plus belles images résiduelles. Instinctivement, elle l’aurait dévoré tout cru. Mais elle demeurait Under control. Son métier lui avait appris à étouffer ses troubles. Elle préférait la nonchalance et une cruelle indifférence, alors que sa tête ne bouillonnait que de désir et de jeux amoureux.
Le vibreur de son smartphone mit un terme brutal à la rêverie.
« Metro Ledru Rollin, 18 heures 15. A tout. Marie »
Ok, songeait-elle à haute voix, cela me laisse du temps ! Le petit déjeuner arrivait à point nommé. Sa gourmandise aurait tôt fait de gommer l’intrigue sensuelle qui la guettait.
Le raffinement de l’arôme du café l’enveloppait de douceur. Elle s’en laissa imprégner, puis, avec la voracité d’une ogresse, elle s’attaqua au croissant sous le regard languissant de P.A. Il esquissa un léger sourire dont elle essaya vainement d’éviter la portée séductrice. Elle avala, avec la même appétence les œufs brouillés au bacon, manquant de s’étouffer d’une bouchée et simultanément de honte. L’attitude mi amusée, mi inquiète de P.A la plongea dans un malaise difficilement maitrisable.
« Et bien jeune fille, ça va ?
-Jeune fille ? C’est une plaisanterie ! »
Ella avalait plus calmement une gorgée de jus d’orange, tentant d’adopter une contenance face à cet événement non programmé.
« Ophélie, c’est toi ?
-Tu te rappelles de moi ?
-Oui, le même regard que ton frère ! Tu es devenue une très belle femme »
Elle ne releva pas le compliment, bien qu’émue par la remarque flatteuse. Pas un mot sur Antoine !
Il ne savait donc pas. Une vague de tristesse la tortura, mais elle décida instantanément de ne pas lui dévoiler, ni son chagrin, ni la vérité. Et dans un même élan existentiel, elle s’interdit de lui poser des questions habituelles. Elle ne pourrait obtenir que des non qui la combleraient ou des oui décevants. Si elle poussait sa curiosité, à contrecourant de sa réserve naturelle, il lui faudrait faire preuve de distance et de légèreté !
A bannir «Es-tu marié, divorcé, as-tu des enfants ? » ou bien encore plus intime « Aimes-tu toujours autant les garçons que les filles ? »
Il lui ôtait le poids de ses réflexions en rejoignant sa table, sa tasse à la main.
« On s’embrasse », lui murmurait-il tendrement
Il posait ses lèvres sur sa joue. Elle l’enlaça, le serra avec fermeté entre ses bras, pour camoufler ses larmes. Un flashback imprévu la meurtrit tout autant qu’il la combla.
Le froid la quitta au profit de l’espoir.
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