2
Des frissons d’érotisme la parcoururent encore. Elle étira inconsciemment son corps effarouché d’avoir autant aimé le plaisir éphémère d’une nuit d’amour volée à son emploi du temps ! La baise est la seule solution à son stress et toutes ces nuits sans sommeil qu’on ne peut rattraper car d’autres nuits sans sommeil les ont vite avalées. Elle aime les histoires courtes, pour ne pas succomber au confort d’une vie ordinaire, une vie sans mauvais tour. L’arôme du café matinal et des tartines grillées relèvent du fantasme dans sa vie. Et puis, elles ne font pas partie de ses envies, du moins pas encore !
Ophélie est flic, comme son père ! Lui, il a eu des enfants, elle, elle n’en aura jamais. Pas le temps de prêter du temps et des sentiments …Elle les laissa sur le bord d’une falaise, un matin de juillet, où elle fut appelée sur une scène de crime dans le secteur du col de la Gineste, entre Cassis et Marseille. Plus loin encore, au-delà de la route, sur des sentiers de rando, de Luminy aux falaises du Devenson. Pour avoir parcouru, jeune adulte, ces sites grandioses de pureté, elle connaissait l’endroit par cœur. Les calanques n’avaient aucun secret pour elle. Elles étaient juste son refuge, le temps d’une démarche en isolement !
Son but ultime, c’était le point extrême, le plus sauvage, le plus éloigné, car au-dessus des flots, verticalement schizophrénique, entre vague et falaise ! Elle aimait observer longuement les adeptes de varappe et d’escalade défier le vide et le relief. Elle pensait ne jamais se lasser des pins couchés sur le vide, des voix invisibles ricochant sur les parois. Elle pensait ne jamais s’éloigner de ces araignées humaines au bout de fils tendus. Elles pouvaient demeurer collées sous de noirs surplombs des heures durant, la crainte apprivoisée, à peine retenues à quelques pitons, avec en toile de fond le cap Canaille jouant ses ocres dans la brume du soleil couchant. Sa vie était ici, dans ces calanques natales, sur fond bleu azur, sur ces chemins douaniers que décrivait si bien Simone de Beauvoir dans « La force de l’âge ». Elle connaissait ces quelques lignes par cœur, au point, à la virgule !
"Je descendis dans toutes les calanques, j’explorais les vallons, les gorges, les défilés.
Parmi les pierres aveuglantes où ne s’indiquait pas le moindre sentier j’allais, épiant les flèches - bleues, vertes, rouges, jaunes - qui me conduisaient je ne savais où ; parfois je les perdais, je les cherchais, tournant en rond, battant les buissons aux arômes aigus, m’écorchant à des plantes encore neuves pour moi : les cistes résineux, les genévriers, les chênes verts, les asphodèles jaune et blanc.
"Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers ; au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n’avait pas cette langueur sucrée qui, ailleurs, m’écœura souvent ; dans la gloire des matins, elle battait avec violence les promontoires d’un blanc éblouissant, et j’avais l’impression que si j’y plongeais la main elle me trancherait les doigts..."
Mais le vide était là, au flanc de la falaise, sur ce corps disloqué qu’elle avait reconnu, sur une pure intuition et la couleur d’une écharpe autour d’un cou aimé. Car c’était bien Antoine, qui gisait trente mètres plus bas, déchiré par la mort sur la roche calcaire, entre quelques immortelles et romarins séchés. Antoine, son cher frère, dont elle savait que c’était lui, avant même l’identification, lui envoyait en pleine gueule le dernier message de ses désillusions. Antoine avait choisi le mauvais rôle dans la distribution. Dès lors, Ophélie n’avait jamais plus posé ses pieds dans les calanques et avait rebaptisé l’endroit « La falaise des condamnés ». Elle gardait depuis l’événement, le souvenir de la détresse de sa mère, la froideur de son père, et une haine irréversible pour les ripoux. C’était peut-être un type de la maison, qui avait projeté son frère et toutes ses mauvaises ambitions, dans les calanques marseillaises, afin d’éviter de plonger avec lui dans un univers plus carcéral. Antoine était si mystérieux, tant dans ses agissements que dans ses déplacements. Il pouvait disparaitre des mois et puis réapparaitre sans prévenir. Il n’y avait guère qu’à Paris qu’il avait séjourné trois longues années, avant de disparaitre à nouveau. Définitivement cette fois !
Depuis cet épisode tragique, elle avait demandé sa mutation de la brigade des stups à la crim’ . Tant par vocation que pour combler les désirs de son père, elle avait intégré la criminelle de Marseille avec la ferme intention de gravir les échelons au sein de cette grande famille. Mais la mort tragique d’Antoine avait bouleversé ses objectifs. Elle ne supportait plus Marseille, dont son frère avait été une victime collatérale, enfin c’est ainsi qu’elle préférait l’interpréter. Parce qu’à vrai dire, la mort d’Antoine n’ayant jamais vraiment été élucidée, l’enquête avait conclu à un suicide auquel elle ne croyait pas du tout.
A présent, elle allait traîner sa solitude sur les gris pavés de la capitale, loin, très loin de ses chères calanques. Sa mutation avait été acceptée. La crim' Paris ! Putain, un destin morbide ! Alors pour oublier qu’elle allait diriger ses pas vers un ailleurs, une nouvelle vie dans une ville dont elle avait tout à découvrir, mais sûrement pas dans les meilleures conditions qui soient, elle s’était jetée à corps perdu dans une nuit d’amour sans lendemain.
Il était encore tôt sur la Corniche lorsqu’elle quitta son appartement. Le soleil effleurait à peine de ses rayons automnaux, la grande bleue aussi calme qu’un lac sous le soleil levant.
Elle jeta un dernier regard environnant à l’appartement à peigne baigné, à cette heure matinale, d’une lueur blafarde. Puis elle tira la porte doucement pour ne pas réveiller l’amant endormi !
Dehors le mistral soufflait déjà, emportant Ophélie et sa mémoire vers Paris.
Gare Saint Charles…Gare de Lyon ! Ce soir elle foulerait les trottoirs parisiens !
...
Commentaires