Novembre frappait à sa porte, silencieuse, automnale. Sa solitude se faisait plus pénible en cette période .Entre le changement d’heure et le raccourcissement des jours au profit de la nuit, Chloé avait l’impression d’étouffer dans la pénombre des journées étriquées successives et inaliénables. Elle profitait néanmoins des derniers ensoleillements, gorgeait sa peau des ultimes rayons solaires d’un été indien qui jouait les prolongations … La fraicheur tombait sur ses épaules un peu trop dénudées pour la saison, avant de l’envelopper intégralement et de l’arracher définitivement à la cour du petit rez de jardin de jardin parisien dont elle venait d’hériter de sa grand mère. Un petit banc de pierre argumentant une petite table ronde taillée dans le même matériau donnait un air suranné à ce jardinet citadin. Elle posait un regard attendri sur une statuette, un ange invitant au silence, un doigt humblement posé au travers de ses lèvres muettes. Elle le connaissait depuis sa plus tendre enfance, elle l’aimait, comme on pouvait aimer un ami. Il n’inspirait que douceur et bienveillance, pourtant, surement gardien de secrets plus ou moins légers. Elle le préserverait tout autant que grand Ma l’avait aimé… Elle regagnait l’appartement douillet, enfilait la légèreté d’une nuisette soyeuse avant d’ouvrir une bouteille millésimée, héritage de sa grande mère. L’ange semblait arborer un air plus encanaillé. Elle se servait un verre du Bordeaux dans la lumière crépusculaire, puis trinquait, avec l’angélique statue. Elle barrait le pulpeux de sa bouche de son index, puis lui insufflait avec légèreté « Motus, Mon Ange » Il garderait le silence …Il venait d’exploser en miettes sous son regard atterré de la violence d’une telle disparition.
Un tel assassinat ne demeurerait pas impuni. Foi de Chloé, au nom de Grand’ MA, elle châtierait l’infâme coupable.
Elle se précipitait côté jardin, élevait en même temps que son regard, des injures ordurières à consonances québécoises à l’encontre des habitants des étages supérieurs.
Elle discernait difficilement une silhouette masculine aux cheveux hirsutes à la fenêtre du troisième ,sur laquelle elle vociférait violemment.
« Hey Toé , espèce de crisse de plein d'marde de tabarnak. T’as tout décâlisser mon Ange .
S'TIE, kessé tu veux mon SACRAMENT? »
Il faut avouer que, quand on crie, au crépuscule, sur les gens, dans un langage châtié peu compréhensible, et à peine vêtue d’une nuisette, il y a peu de chance de paraitre crédible.
Elle en prenait soudainement conscience et finissait, oh sacrilège son verre de grand bordeaux d’un seul trait.
Pourtant, l’ombre fuyante du troisième étage, s’excusait discrètement en promettant dédommagement, avant de lancer une invitation spontanée.
« Puis-je vous inviter à prendre un verre, pour me faire pardonner ? »
Cette invitation spontanée ne pouvait pas mieux tomber .Depuis son triste retour prématuré en France, elle n’avait eu guère l’occasion de faire de nouvelles rencontres. Ses anciennes amitiés étudiantes s’étaient dispersées pendant son exil à Montréal. Elle n’était partie là bas , si loin de sa chère grand-mère , sa seule famille , que pour quelques mois seulement , le temps d’un stage .Et puis , le destin s’était chargé de s’immiscer dans la vie de Chloé avec la force vive d’un torrent d’eau glacée à la fonte des neiges . Une rencontre fortuite, et puis l’aveuglement inéluctable de l’amour indomptable. Deux hivers, trois étés outre atlantique, des sommes de baisers incalculables, de désirs incommensurables, des nuits et des jours d’Amour et de baise.
« Vis ta vie Mon Ange, lui écrivait Grand Ma, vis ton bonheur, il est si précieux »
Mais Grand’ Ma, belle dame vieillissante avait ramené Chloé sur sa terre natale bien involontairement et trop prématurément. A présent Montréal n’était plus qu'un lointain souvenir, stigmatisé par l’infamie de l’amoureux perfide, qui arrivait, sans complexe, à assumer deux vies parallèles.
« Je dois rentrer en France ! Ma grand-mère, ma chère Grand Ma arrive au bout du chemin
-Vis ta vie mon Ange, lui répondait –il, la mienne est ici avec ma femme et mes enfants »
Une déception fatale dévastatrice doublée d’une colère aussi éphémère que jouissive avait porté tout naturellement ses pas, vers d’autres aventures …
Elle avait au moins appris une chose au Canada, outre qu’il existe des goujats dans le monde entier, c’est à être Québécoise. Chloé était devenue une jeune femme affirmée, autonome, indépendante plutôt sûre d’elle dans sa volonté d’avoir le dernier mot avec les hommes.
Trop longtemps perdue dans le regard de l’autre, c’est ainsi qu’elle appelait celui qu’elle avait tant aimé, elle avait inconsciemment dressé des remparts autour d’elle, jusqu’à l’isolement total dans sa bulle amoureuse. Il était temps qu’elle bouscule son destin, ou qu’elle le confie à d’autres mains, moins amoureuses mais tout aussi virtuoses mais plus légères aussi.
Réveils aux cotés d’un inconnu au petit matin, sous des baisers incertains mais appuyés, à la saveur suave des amours sans lendemain, voilà ce qu’elle avait désiré instantanément après sa brutale rupture.
Au Québec, et plus précisément dans la ville de Montréal, quelle aubaine, l’approche de la séduction tranche radicalement avec celle de la France. Sans être croqueuse d’hommes, les femmes ne perdent pas le temps à attendre le prince charmant, elles prennent les devants et les choses en mains avec une facilité déconcertante. Cette école de pensée avait aidé Chloé à échapper à sa morosité.
Elle était sortie, beaucoup sortie avec ses collègues, qui lui avait appris en toute impunité à cruiser, à « jaser » , à enchainer les french kiss sans les fausses promesses dans un monde qui pouvait , à tort, ressembler à un Eldorado pour célibataires . Elle avait pu, en toute liberté et toujours respectueusement, exprimer ses envies et ses désagréments de manière bien claire, sans pour autant s’engager, ni multiplier ses conquêtes .Son nouveau célibat , loin d’être une fatalité , s’était avéré au final une liberté .
Toute Frenchie qu’elle était, elle avait ,dans le même élan, du oublier la galanterie masculine .Elle s’était glissée dans la peau d’une célibataire québécoise, en enchainant les « dates », en payant ses notes de restaurant sans rien attendre d’autres de ses conquêtes que des bons moments à partager.
Pour reprendre l’expression locale, elle avait baisé sans niaiser, libérée de tous les tabous gênant du vieux continent …
De retour à Paris, elle allait avoir beaucoup de mal à renoncer à son esprit revendicatif, un chouia castrateur
Il était hors de question, pour elle de se faire dicter sa conduite par un homme et l’invitation du gars du troisième lui semblait tout à coup déplacée et too much.
Instinctivement, elle avait enfilé une robe pull sur sa nuisette, chaussé ses pieds de ballerines et, après avoir repéré l’emplacement de l’appartement depuis le jardinet, rejoint l’étage de l’assassin de l’Ange. Elle toquait à sa porte derrière laquelle Mile Davis donnait une note jazzy à l’intrusion.
Une voix de baryton répondait au ton plus sourd des coups donnés sur les panneaux de bois.
« Glissez le courrier sous le tapis de sol, ce soir j’ai une invitée »
Dans un tempo plus envolé, Charlie Parker donnait à présent la réplique à Miles ,et Chloé frappait à nouveau à la porte résolument close en ajoutant de la fermeté aux toc –toc plus appuyés que les premiers …
« Je suis votre invitée »
Le ton était donné, elle en riait .Elle pouvait imaginer sans les voir, juste les deviner, feutrés, mais désordonnés, les pas de l’inconnu galvauder la superbe de son invitation.
Sans attendre le plaisir de la découverte d’une proie prise à sa propre souricière, elle jetait à la volée :
« Je t’attends chez moi voisin malagauche, dans une grande demi-heure ! Sauras-tu te faire pardonner pour ta maladresse ? Viens avec Miles, j’adore ! A tout »
Elle ne pouvait dire à ce stade de son irruption dans sa vie, si le jeune homme, ou pas du reste était emparé d’un vent de panique, de détresse ou d’excitation.
Elle ne se laissait ni le temps de la réflexion, ni celui d’une réponse .Elle dévalait, avec autant d’assurance qu’elle les avait gravies, les quelques marches de trois étages. Elle entendait vaguement « Vous êtes partie » alors même qu'’elle était déjà de retour
Chloé n’omettait pas qu’elle était de retour en France et que, élégance et séduction faisaient partie du patrimoine au même titre que les talents culinaires .Elle allait donc tout mettre en œuvre pour ne pas décevoir son hôte et voisin. Grand -Ma était un véritable cordon bleu, et avait transmis par ses gènes, ses talents culinaires à sa petite fille, ainsi qu’un vieux carnet de cuisine gribouillé à l’encre violette et une cave à vin digne des plus grands.
Ses instincts de prédatrice s’harmonisaient naturellement avec l’impromptue de la soirée qui s’annonçait. Certaines tragédies cristallisent les instants. Cet ange était –il malsain ou divin ?
Sur cette réflexion émotionnelle, Chloé entamait une métamorphose pour accueillir et peut être punir , le criminel du troisième .
(…)
Les commentaires récents