Arthur s’appuie contre la rambarde du pont romain, son regard errant sur les reflets mouvants du Gilão. Le temps semble suspendu, pris dans la douceur dorée du matin. Il songe à Mady, à la silhouette qu’il a aperçue plus tôt, droite et légère, absorbée par l’attente.
Deux mois. Deux mois sans un mot, sans un signe. Et pourtant, elle est là, devant lui, comme une évidence.
Il se revoit ce jour-là, devant la vitrine, fasciné par cette femme qui contemplait la lingerie avec une intensité troublante. Il se rappelle son trench-coat qu’elle n’avait pas ôté, l’audace dissimulée sous le tissu, son regard hésitant entre provocation et retenue. Il s’était approché, poussé par une impulsion qu’il ne s’expliquait toujours pas. Et maintenant, il était ici, face à elle, à Tavira, à la croisée d’un chemin qu’il n’aurait jamais imaginé emprunter.
Il l’observe, son profil offert à la lumière, la mèche sombre qui glisse sur sa joue, les ombres légères que projettent ses cils. Il voudrait lui dire qu’il a pensé à elle chaque jour, que le silence ne l’a pas éloigné mais renforcé.
Mais il se tait. Car parfois, l’essentiel ne se dit pas. Il se ressent, comme cette brise qui passe entre eux et qui, pourtant, les unit.
Mady laisse son regard se perdre sur l’eau du Gilão, ou du moins, ce qu’il en reste dans sa perception vacillante. La lumière du matin danse sur la surface, elle le sait, mais déjà, les contours s’effacent, se noient dans un flou mouvant qu’elle ne peut plus ignorer.
Elle songe à cette rencontre devant la vitrine, à l’étrange ballet de désirs et de retenues qui les a menés jusqu’ici. À son trench-coat fermé sur une audace qu’elle n’assumait qu’à moitié, à la voix d’Arthur qui l’avait surprise, un mélange d’assurance et d’hésitation. À la manière dont elle s’était laissé prendre, malgré ses résolutions, malgré la peur.
Et maintenant ?
Elle ferme les yeux un instant, écoute les bruits du marché qui s’anime autour d’eux, les effluves de café, d’agrumes et de mer qui flottent dans l’air. Elle sent Arthur, sa présence, sa chaleur toute proche. Mais jusqu’où peut-elle aller ainsi, dans l’incertitude ?
— Arthur…
Sa voix est plus basse qu’elle ne l’aurait voulu. Elle inspire, cherche les mots, mais c’est une autre vérité qui s’impose.
— Je ne peux plus faire semblant.
Il tourne la tête vers elle. Elle sent son regard sur elle, cette attention brûlante qu’elle aime et redoute à la fois.
— De quoi veux tu parler ?
Elle hésite, puis lâche enfin :
— De nous. De ce que nous sommes en train de vivre… et de ce qui m’échappe.
Elle glisse une main, trouve celle d’Arthur. Elle veut ancrer ce moment, s’accrocher à ce qu’elle perçoit encore, à ce qu’elle ressent.
— Tu sais que ma vision se trouble. Que le monde m’échappe par fragments.
Un silence. Elle redoute sa réponse, le poids de ce qu’il pourrait dire.
— Et tu veux savoir si ça change quelque chose pour moi ?
Elle hoche la tête. Elle a besoin de savoir. Si elle avance seule dans ce flou, ou s’il est prêt à marcher avec elle, même si elle ne distingue plus tout de lui.
Arthur serre doucement sa main, l’ancre à lui comme pour dissiper l’incertitude qui flotte entre eux. Mady garde le silence un instant, cherchant la manière juste de dire ce qui la traverse. Puis elle se lance, sans détour.
— J’ai été psychologue.
Il relève légèrement le menton, surpris.
— Ca ne change rien.
— Je ne l’ai dit à personne ici. J’ai aimé ce métier, mais il y avait toujours cette sensation d’être à la frontière. D’écouter les autres plonger dans leur chaos sans jamais oser vraiment plonger soi-même.
Elle retire doucement sa main
— Alors un jour, j’ai arrêté. J’ai tout quitté pour l’écriture et la traduction. C’était une manière de donner enfin du sens aux mots, de les façonner pour moi, pas seulement pour les autres.
Arthur l’observe, attentif. Elle sent son regard la scruter, cherchant peut-être à comprendre ce qui, en elle, vacille encore.
— Et pourtant…
Elle sourit légèrement, un sourire teinté d’ironie et de mélancolie.
— Et pourtant, je suis toujours perdue entre le rêve et la réalité. Entre ce que je veux et ce qui est possible.
Elle relève la tête vers lui, croise son regard.
— Tu ne peux pas savoir comme c’est troublant, Arthur… D’avoir enfin le vertige de mes propres désirs, et en même temps cette peur que tout m’échappe.
Elle inspire profondément, comme pour repousser ce sentiment d’incertitude qui menace de la submerger.
— J’ai envie de toi. De nous. Mais parfois, je me demande si je ne suis pas en train de poursuivre un mirage.
Arthur ne détourne pas les yeux. Il laisse passer quelques secondes avant de répondre, mesurant ses mots.
— Peut-être que la réalité et le rêve ne sont pas si opposés, Mady. Peut-être qu’ils peuvent coexister.
Elle le fixe, troublée. Il ne lui donne pas de réponse toute faite, pas de certitude, seulement une ouverture. Une invitation à ne plus chercher à tout définir, à juste être là, avec lui, dans cet instant suspendu.
Mady baisse les yeux
— Arthur… On ne sait rien l’un de l’autre. Rien, à part cette nuit et cette étrange attraction qui nous ramène toujours l’un vers l’autre.
Elle relève le regard vers lui, cherchant à percer ce qu’il ne dit pas.
— On est quoi, au juste ? Des étrangers qui se désirent ? Des âmes qui se frôlent sans jamais se comprendre ?
Arthur l’écoute, attentif. Puis il croise les bras sur sa poitrine.
— Peut-être que c’est suffisant, Mady.
Elle secoue la tête, un sourire amer au coin des lèvres.
— Pas pour moi.
Un silence s’installe, mais il n’est pas lourd. Il est rempli de cette attente qu’elle vient de poser entre eux. Arthur soupire, se passe une main dans les cheveux avant de poser son regard sur elle.
— Je m’appelle vraiment Arthur. Je n’ai rien inventé cette nuit-là.
Mady esquisse un sourire fugace.
— C’est un bon début.
— Je suis médecin. Chirurgien, plus précisément. J’ai passé des années à réparer les corps, à jouer avec la mort, à faire semblant que j’étais maître de quelque chose.
Mady l’observe, intriguée.
— Pourquoi tu parles au passé ?
Il hésite une seconde, puis se lance.
— Parce que j’ai tout laissé derrière moi.
Il marque une pause, comme s’il avait besoin de peser chaque mot.
— J’ai quitté Paris il y a quelques mois. Une décision brutale. Une nécessité, je crois. Lorsque je t’ai rencontrée, je n’y étais que de passage
Mady ne le quitte pas des yeux.
— À cause de quoi ? Pourquoi avoir tout plaqué
— De cette impression d’être enfermé dans une vie qui ne me ressemblait plus. De la fatigue aussi. Et puis, d’un jour à l’autre, je n’ai plus supporté de rester dans ce rôle.
Mady se tait, l’écoute, devine les fêlures derrière sa voix calme.
— Et maintenant ? demande-t-elle doucement.
Arthur esquisse un sourire sans joie.
— Maintenant, je cherche. Je ne sais pas encore quoi. Une autre façon de vivre. Peut-être quelqu’un avec qui le faire.
Il s’arrête, plonge son regard dans le sien.
— Peut-être toi.
Le silence qui suit n’est pas un vide, mais une promesse suspendue entre eux. Mady sent un frisson la traverser. Pour la première fois, Arthur n’est plus seulement cet homme qui l’a troublée une nuit, il devient quelqu’un qu’elle pourrait vraiment connaître.
Mais veut-elle savoir ? Veut-elle plonger dans ce qu’il est, au risque de se perdre encore plus ?
Mady ferme les paupières un instant, comme pour mieux absorber ce qu’il vient de lui dire. Ces aveux l’éclaboussent d’une lueur inattendue, une clarté fugace qui réchauffe quelque chose en elle. Une lumière qui s’éteint pourtant, lentement, dans ses propres yeux.
Elle rouvre les paupières et cherche son regard, tâtonne presque, comme si elle le sentait davantage qu’elle ne le voyait.
— Peut-être moi… répète-t-elle dans un souffle, plus pour elle-même que pour lui.
Sa main glisse, frôle celle d’Arthur. Une hésitation, un frémissement. Puis elle s’ancre à lui, ferme ses doigts autour des siens, comme si ce simple geste pouvait ralentir ce qui lui échappe.
— Je ne peux pas me permettre de vivre dans le flou, Arthur, murmure-t-elle. Pas quand ma propre vision me trahit un peu plus chaque jour.
Il ne bouge pas, l’écoute.
— Alors je veux savoir qui tu es. Vraiment. Pas seulement l’homme avec qui j’ai partagé une nuit vertigineuse. Mais l’homme qui, en cet instant précis, me donne envie de croire que tout n’est pas perdu.
Arthur serre sa main, doucement.
— Rien n’est perdu, Mady.
Elle baisse la tête, esquisse un sourire tremblant.
— Dis-moi qui tu es, Arthur. Raconte-moi ce que je ne peux pas voir.
Il inspire profondément, passe son pouce sur sa peau avec une tendresse infinie.
— Je te dirai tout, Mady. Mais à une seule condition.
Elle relève les yeux vers lui, intriguée.
— Laquelle ?
Un éclat passe dans le regard d’Arthur.
— Que toi aussi, tu me racontes. Pas seulement ta maladie, pas seulement tes doutes. Mais la femme que tu es, celle que tu veux être encore, malgré tout.
Un silence, suspendu, dense. Puis, lentement, elle hoche la tête.
— D’accord.
Et dans ce mot, il y a plus qu’une réponse. Il y a une porte qui s’ouvre, une route qui s’étire devant eux, incertaine mais terriblement vivante.
— Et maintenant allons chez moi
Leur marche est lente, presque hésitante, comme s’ils cherchaient à apprivoiser cette proximité nouvelle, cette vérité à peine effleurée. Les rues pavées de Tavira résonnent sous leurs pas, le vent marin s’engouffre entre les façades blanchies, soulevant le parfum des bougainvilliers qui s’accrochent aux murs.
Arthur la regarde à la dérobée. Le jour a cette douceur dorée du matin qui caresse plus qu’il n’éblouit. Mady marche à ses côtés, droite, concentrée, comme si elle lisait la ville à travers d’autres perceptions que la vue. Parfois, son bras frôle le sien, une hésitation imperceptible, un frisson qu’il devine plus qu’il ne le ressent.
Ils quittent l’agitation du centre pour s’enfoncer dans un quartier plus calme, où les maisons s’alignent derrière de petites cours ombragées. Mady ralentit, effleure un portail en bois aux nuances passées par le sel et le soleil, puis pousse la porte.
— C’est ici, murmure-t-elle.
La maison est basse, blanchie à la chaux, avec des volets d’un bleu profond qui rappellent la mer toute proche. Sur le seuil, une jarre en terre cuite recueille quelques brins de lavande séchée. À l’intérieur, la lumière est tamisée, filtrée par des rideaux légers ondulant sous la brise. Le sol en terre cuite garde la fraîcheur de la nuit, et une odeur de figuier flotte dans l’air.
Arthur laisse son regard courir sur les lieux. Un canapé aux coussins dépareillés, une bibliothèque remplie de livres aux tranches usées, une table en bois brut sur laquelle repose un carnet ouvert, une tasse oubliée.
Mady referme la porte derrière eux, retire ses sandales et avance pieds nus sur les tomettes.
— J’aime cet endroit, confie-t-elle. Il me rappelle Essaouira…
Elle s’interrompt, comme si ce souvenir venait de la surprendre elle-même. Arthur s’approche, intrigué.
— Essaouira ? Encore ?
Elle hoche la tête, se tourne vers lui.
— J’y ai vécu il y a quelques années. Un amour, un Anglais qui tenait une boutique de vinyles.
Un silence flotte entre eux, chargé d’une nostalgie qu’il n’ose briser. Il l’observe. Son regard, malgré le flou qu’elle décrit, est intense, vibrant de mille choses qu’il devine à peine.
— Raconte-moi, souffle-t-il enfin.
Mady esquisse un sourire, un peu perdu, un peu fragile. Puis, doucement, elle l’invite à s’asseoir.
— Alors écoute…
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A suivre...
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